Du chaos à l'apaisement

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1. Du chaos à l’apaisement ?
 

Le titre de la journée est « Du chaos à l’apaisement ». Néanmoins, je ne prendrai pas tant cette assertion comme une affirmation que comme une interrogation. La question ici est large et gagnerait bien entendu à être référée à un cas particulier ou tout du moins à un champ d’étude.

Or, cette idée d’intitulé est née lors de la contemplation des tableaux d’Alain Bonnet. Dans sa série, le peintre met en regard deux récits : celui de la genèse, récit mythique des origines du monde et la Bosnie-Herzégovine, arpentée par l’artiste lors d’un voyage qui s’est révélé bouleversant.

Si, dans les deux cas de figure, il y a bien chaos, celui-ci se dit toutefois en deux sens différents. Le premier, celui de la genèse, est originel, c’est-à-dire qu’il est synonyme de néant. Il ne succède pas à une pleine positivité mais est originaire : il est bien ce qui précède l’advenu du monde. Or, concernant la scène bosnienne, le chaos qui s’est emparé du pays durant la guerre de 1992 à 19951 succède à des temps de paix, de vie en bonne entente avec ses voisins. Ainsi, le désordre sort d’un certain ordre. Le chaos advient et n’est pas premier.

Parler de « chaos » et « d’apaisement » implique un passage, il y a un état suivi d’un autre état ; il y a l’apaisement qui succède au chaos. Or, dans quelle temporalité comprendre ce processus ? S’agit-il d’un temps cyclique ou d’un temps linéaire ? Les événements sont-ils amenés à nécessairement se reproduire à l’infini ou les choses évoluent-elles, changent-elles ? Le temps linéaire a l’avantage de laisser une place à l’action humaine, à sa capacité de changer le cours des événements2.

Cependant, concevoir l’histoire comme changeante, comme étant le règne de l’indéterminé, ne signifie pas que le temps soit finalisé, c’est-à-dire qu’à la fin de l’histoire un parachèvement, une apothéose réconciliatrice adviendrait. Cela ne signifie pas qu’il y ait apaisement final. En effet, la perspective du temps linéaire n’empêche pas le retour des mêmes motifs, des mêmes catastrophes. On voit bien que malgré la proclamation du « plus jamais ça » à l’issue de la première guerre par les soldats revenus du front, n’a pas empêché la seconde guerre mondiale, que, malgré la création d’un « crime de génocide », ces massacres sont loin de n’être qu’un lointain souvenir. Aussi, tout reste à faire et c’est à l’homme que revient cette responsabilité.

 

2. Que peut dire le philosophe des questions migratoires ?
 

Le programme divers et riche qui nous a été proposé par l’association Mir Sada s’intéressait au thème des migrations. Diverses expériences étaient donc au cœur des interrogations et réflexions : le déracinement, la délicate intégration, un accueil et un asile difficile…

Réfléchir à ces questions en tant que philosophe pose un double problème et nécessite de prendre des précautions. Ce qu’il faut déjà remarquer est que ce phénomène n’est pas mathématique ou physique mais concerne des hommes, des êtres humains. Or, de manière assez traditionnelle, la philosophie tente de rationnaliser, d’expliquer, parfois de justifier les souffrances3. De nombreux philosophes ou apologistes expliquent que le mal reçu est un mal mérité, ou pour le dire d’un mot ils insistent sur la rétribution, soit que la douleur, la souffrance est la juste rétribution d’un mal fait, c’est donc une peine reçue en punition d’un mal commis (individuellement ou collectivement)4. Les philosophes tentent ainsi d’expliquer les

souffrances et les malheurs qui adviennent dans l’histoire et qui touchent les individus en faisant référence à des causes, à des raisons qui nous dépassent. Le dessein serait trop grand pour que n’importe qui puisse le comprendre.

Ici l’explication se fait de manière totalement désincarnée. On fait comme si la souffrance ne concernait pas telle et telle personne et surtout comme s’il était possible de parler à la place de ceux qui vivent ces événements. Cette attitude de suffisance, voire de mépris, a été dénoncée par d’autres philosophes envisageant de faire de la philosophie autrement, en partant de la souffrance telle qu’elle est vécue et dite par les individus. Ces derniers ne sont pas des chiffres, comme dans les études statistiques, des quotas, comme dans les politiques publiques, mais des êtres en chair et en os.

Il s’agit donc de réfléchir en termes généraux, de proposer une réflexion générale mais non abstraite et coupée de la réalité. Il faut donc, pour le dire d’un mot, décrire ce qu’il est pourtant si difficile de décrire, dire ce sur quoi on ne parvient à poser des mots. Comment dire l’indicible ? Quoi dire sur ce que vivent ceux qui sont contraints et forcés de quitter leur pays pour des territoires qui se révèlent inhospitaliers ? Comment donner une forme à ce chaos ?

 

3. Faut-il user d’un autre langage ?
 

Nicole Perotti, au début de cette journée, lors de son discours inaugural, a pointé du doigt le fait que les artistes arrivaient à exprimer, mieux qu’avec les mots, avec leur sensibilité, quelque chose du monde. Pourquoi, pour décrire certaines expériences, les mots sont-ils inopérants ? Pourquoi l’art apparaît-il comme un médium privilégié ?

Alain Bonnet, en mettant en regard sa série sur la Bosnie et le récit de la Création, a mis en lumière un sens, un éclairage particulier. La manière dont le monde est né, les différents stades de sa constitution éclairent les événements bosniens, nous livrent une lecture et un début de compréhension. L’insertion de tragédies humaines dans le cours du cosmos se présente ici comme ouverture de sens.

Violette Outin nous a offert un parcours musical5 : ouverture par un chaos de notes et de sons puis advenue d’un calme, d’un apaisement ; la dureté laisse la place à une certaine sérénité. Enfin, l’espoir se lève ; l’espérance est là et permet d’envisager un avenir qui ne soit pas répétition de souffrance et de pleurs.

Sansa Tafic-Droumaguet nous a livré une interprétation poignante d’une pièce de Mustapha Kharmoudi, L’humanité tout ça tout ça6. Disparus et survivants s’y côtoyaient : comment continuer, que faire quand on est obligé de fuir ? Le pire est-il forcément derrière nous ? L’histoire du drame familial, national ainsi que l’émigration forcée sont vus à travers les yeux d’un enfant. L’histoire est celle de cette petite fille, de ses sensations (« j’ai faim », « j’ai envie de faire pipi »), de ses sentiments (« je suis triste », « je suis contente »), qui voit avec ses yeux d’enfant, sans tout comprendre des drames qui se nouent autour d’elle. Fuyant une zone de guerre qui pourrait être n’importe quelle scène de conflit, elle se retrouve seule avec sa mère dans ce nouveau pays inhospitalier. Le père n’est plus là7, et l’enfant est perdue dans ce monde aux valeurs floues, renversées dont elle ne comprend pas la langue. Comment transmettre, comment parler des souffrances et traumatismes aux jeunes générations ?

Aussi, l’art apparaît comme un moyen d’apaiser, voire de soigner (aussi bien pour celui qui en est l’auteur que pour le spectateur). L’art prend le relais, il est peut être un médium privilégié là où les mots ne sortent pas, là où la réalité ne prend pas de forme fixe sur laquelle le langage puisse s’appuyer et traduire les événements. L’art ici semble avoir un pouvoir de délivrance, il suscite des émotions et libère ce qui était enfoui. Parfois en donnant à voir frontalement, parfois par la simple évocation, il offre une représentation de ce qui est si difficilement compréhensible : la souffrance, les douleurs, le malheur et le désespoir.

 

4. Le témoignage
 

Comment approcher au plus près le vécu de ceux et celles qui ont vécu ce déracinement, de ces migrants ? D’abord en les écoutant, en étant attentif à leurs témoignages. C’est ainsi que l’on peut approcher la manière dont certains et certaines vivent ces fractures et bouleversements.

Qu’est-ce que témoigner ? Le fait de témoigner procède bien souvent d’une nécessité intérieure et impérieuse, il s’agit d’un besoin de la personne : elle a besoin de dire ce qu’elle a vécu, de dire le traumatisme. Témoigner engage aussi la relation de soi avec les autres, autres

vis-à-vis desquels ou devant lesquels on rend témoignage, on "témoigne pour" (pour que justice soit faîte, pour que les criminels ne restent pas impunis, pour les générations futurs, pour le "plus jamais ça"). Ce qui importe est donc le fait d'avoir un auditeur, le fait d'être entendu, le fait qu'il y ait un récepteur de la parole. Le témoin doit être cru, sa parole doit avoir un poids pour compter8.

Mais on témoigne aussi avec son corps. En effet, après des crimes, des tortures, le corps garde des marques des sévices subis, des cicatrices.

Témoigner, ce n’est donc pas d’abord transmettre un énoncé théorique mais c’est donner à voir des vies, des expériences singulières. Mais lorsque la souffrance est exacerbée, insupportable, inhumaine, impossible à endurer, n'y a-t-il pas impossibilité de faire récit ?

En effet, la souffrance est d'abord synonyme de déliaison, de rupture, de coupure et ce n’est qu’après que le dialogue peut être réinstauré.

Les cris, les pleurs et les plaintes s’avèrent, parfois, être la seule réaction possible face à de telles horreurs. Les mots, au départ, ne peuvent plus être prononcés. Aucun son ne sort face à ce déchaînement de haine. Parler, témoigner, prend du temps. La souffrance doit laisser de la place à la parole ; la raison, la réflexion doivent pouvoir prendre pour objet les faits pour les comprendre et trouver un sens aux événements. Faire récit : ce n'est pas seulement accumuler des épisodes, ce n'est pas simplement se livrer à la simple description ou au pur constat qu'une chose arrive, puis une autre, puis une autre. La narration ici introduit une unité (relie, montre le rapport entre un sujet et un événement ; retrace une chronologie…).

Témoigner est un acte de courage car celui qui parle accepte de dévoiler ce qu’il a au plus profond de lui, ses joies, mais aussi ses douleurs et désespoirs. Bien sûr, il y a des risques à une telle démarche : ne pas être cru, subir des intimidations, faire ressurgir la souffrance en racontant des épisodes traumatiques… Néanmoins, ces témoignages sont essentiels afin de faire émerger la vérité des faits. Les témoins présents durant cette journée en ont offert de magnifiques exemples.

Jasna Marcour nous a retracé son parcours, née en Bosnie, elle a vécu en Belgique et en France. Elle a quitté son pays natal et est donc le fruit de plusieurs cultures. Elle est la preuve que l’émigration peut être une chance pour les hommes et femmes et l’immigration une

chance pour les Etats.

Rejha Avdic, membre du groupe les Femmes de Srebrenica, nous a livré un récit bouleversant, celui d’une femme qui a vécu à Srebrenica durant ces terribles jours de juillet 1995, qui a été enfermée dans un bâtiment gardé par ces hommes bosno-serbes armés. Elle n’a pas cessé d’être habitée par cette peur et cette angoisse pour les hommes de sa famille dont elle n’avait aucune nouvelle, pour ses enfants qu’elle n’a eu de cesse de protéger… C’est l’histoire d’une femme qui a vécu l’horreur et qui en a réchappé, qui fait de cette souffrance une force pour combattre. En effet, c’est aussi le récit d’une militante, qui depuis vingt ans se bat pour que justice soit rendue, pour qu’aucun crime de cette terrible guerre ne reste impuni. Rejha Avdic suscite l’admiration pour son engagement afin de faire triompher la vérité, pour son travail de mémoire, pour ses actions auprès du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie…

 

5. Parler en experts
 

Néanmoins, à côté, ou plutôt en plus de la parole des témoins, les experts éclairent, par leur analyse et expertise, la réalité. Ils offrent une perspective réfléchie, documentée, sur des évènements, des processus face auxquels un néophyte demeure souvent coi.

Parfois, c’est même la peur qui domine ainsi que la tentation du repli, sous la forme notamment d’un renforcement des frontières. Celles-ci sont-elles un rempart contre la guerre ou attisent-elles les haines ? Elles permettent de délimiter, de marquer des différences, en termes d’appartenance nationale et d’identité. Or certaines frontières sont enchâssées dans d’autres frontières comme c’est le cas de la France, membre de l’Union Européenne. Aussi, parler de frontières européennes, c’est parler d’identité européenne, donc de valeurs communes, de bases sur lesquelles se retrouver. Cependant, parfois, ce qui nous oppose semble prendre le pas sur ce qui nous réunit. L’autre, l’étranger fait alors figure d’épouvantail et devient synonyme de tous les maux. L’étranger, le barbare c’est d’abord celui qu'on ne comprend pas, dont les paroles se résument à un "blabla" (d’où le nom de « barbare » qui leur a été donné). Aussi, l’immigré, est bien un étranger qui vient sur le territoire des nationaux. Aussi, comme l’a très bien fait remarquer Jean-Luc Outin, économiste social, membre de l’Observatoire de la Pauvreté et de l’exclusion sociale, (CNRS Paris), être étranger ne constitue pas une essence, une identité mais se réalise dans une relation qui est le fruit d’une histoire,

d’un découpage et remodelage des frontières qui ne sont pas seulement géographiques mais aussi historiques, culturelles et qui font l’objet de luttes de pouvoir.

La parole de l’expert apparaît ainsi centrale afin de cerner des problématiques extrêmement complexes. Le Docteur Emmanuel Venet, psychiatre au centre Hospitalier Le Vinatier à Lyon, a évoqué sa pratique auprès de réfugiés victimes de persécutions politiques ou de violences sociales. Le chaos auquel il est confronté est un chaos dans la vie personnelle et intime du patient : trouble de la mémoire, de l'attention, difficulté d’interagir avec autrui… Les traumatismes sont multiples, et à celui de l’arrachement s’ajoute celui d’un accueil difficile, lui-même source d’incompréhension et de souffrance. Le médecin est d’abord ici pour écouter et tenter de rompre une solitude.

Séverine Masson, Psychologue au Centre de Santé ESSORR (Forum Réfugiés Lyon), a elle aussi insisté sur la physionomie de souffrance qui sont polymorphes et qui peuvent renaître à certains moments. La question ici de la langue, de la traduction est centrale. Il y a besoin d’un tiers qui puisse faire le lien entre celui qui dit et celui qui écoute. L’accueil de ces personnes dépend donc, à n’en pas douter, d’une volonté politique ; il s’agit de mettre en place des moyens d’accueil humains et décents afin d’espérer non pas faire oublier mais guérir certains traumatismes et surtout ne pas en ajouter de nouveaux.

Cependant, nous insistons sur le fait qu’essayer de continuer de vivre ne veut pas dire oublier, c’est pourquoi il faut être vigilent quant à la notion de « résilience »9. Il s’agit d'abord d’un terme physique : la chose doit retrouver sa forme, à l'identique, avant la transformation. Or est-il possible de revenir à l’état antérieur, est-il possible de se réconcilier ? Comment refaire confiance aux tueurs alors que ceux-ci étaient si proches, que nous les connaissions, qu’ils étaient nos voisins, voire nos amis ? Il faut donc accepter que tout ne peut pas être gommé, oublié, que tout ne pas être réparé, surtout lorsque le mal survient de la main de celui en qui on avait confiance, à côté de qui on a vécu en paix durant des années.

 

6. Parler en philosophe
 

Que doit faire le philosophe de tous ces discours ? D’abord ne jamais en retrancher la spécificité et la singularité. Si synthèse il doit y avoir, celle-ci ne doit jamais tenter de faire fi des différences ou des incompatibilités. Il faut toujours partir de l'empirique pour réfléchir et

retravailler des concepts.

Ce n’est pas parce que dire quelque chose des expériences traumatiques est difficile qu’il ne faut pas tenter de le faire. C’est même un magnifique enjeu pour la philosophie. A mon sens, il y une nécessité de dire, de réfléchir, afin de ne pas demeurer silencieux et aphasique.

Ces multiples formes d'expressions que nous avons évoquées mettent en lumière une nouvelle définition de la vérité. Celle-ci est construction, il n'y a pas un sens déjà préexistant, il faut le créer, il faut le fonder et c’est à ce niveau que le philosophe peut intervenir. Elle n'est pas unique. Le sens n'est pas ancré. La vérité est plurielle, elle a différentes facettes, se dit en plusieurs sens. Cependant, cela ne signifie pas que l'on puisse dire n'importe quoi car le point de départ reste toujours le respect et l’attention pour la parole de ceux qui ont vécu les choses, qui les ont vécues dans leur chair.

 

7. Penser à l'après, à la réparation.
 

Ce à quoi il faut faire attention quand on évoque de tels phénomènes est de ne pas se focaliser sur le temps de la perte et de la douleur. Nous ne disons pas qu’il faut l’oublier ou ne plus y faire référence, mais simplement qu’il faut prendre garde à une certaine tendance qui consiste à ne pas tenter de saisir les moyens de son dépassement, soit d’un apaisement possible. Il ne s’agit pas de nier la perte, bien au contraire, mais de dire que malgré la perte, qui sera toujours là, comme un fond intangible, un futur est possible, doit être possible. Le chaos fait place à un temps plus positif, celui de la réparation, de la reconstruction du pays, de ses bâtiments, de ses infrastructures, mais aussi de ses hommes et femmes.

Reconstruire, c’est d’abord reconstruire par la formation. Mirela Maroslic, chargée de mission en Bosnie de la Fédération Régionale des Maisons Familiales Rurales en Bosnie-Herzégovine et Jasmina Maslic, animatrice de l’association PREC Zivinice, nous ont exposé leur travail en Bosnie-Herzégovine afin de développer toutes les potentialités de leur pays. Elles ont notamment insisté sur la question de la formation des agriculteurs afin que ces derniers puissent développer leurs activités. L’objectif est de s'insérer dans le tissu local afin de réunir les conditions d’une vie meilleure sur place. En effet, il faut rappeler que de nombreux jeunes sont obligés de quitter le pays. Ne trouvant pas de débouchés, ils n’ont d’autres choix que d’émigrer. C’est pourquoi il est aujourd’hui nécessaire de penser de nouvelles manières de produire, de travailler afin de réinventer la Bosnie-Herzégovine pour que celle-ci devienne une

terre sur laquelle il est possible de vivre, de bien vivre. En effet, c’est avec ses forces vives, les jeunes, que le pays peut s’engager dans la voie de la reconstruction.

Mirela Maroslic et Jasmina Maslic ont insisté sur le fait que les actions qu’elles mènent concernent toute la population. Sont mises en œuvre des initiatives locales d'éducation pour les jeunes et les moins jeunes. La volonté qui préside à un tel travail est collaboratif, associatif : les envies, les initiatives doivent être celles des populations locales. Aussi, ces projets sont porteurs de certaines valeurs, d'une certaine vision de la société bosnienne et sont surtout porteurs d'un idéal de paix. En effet, il s’agit de faire travailler les gens ensemble, de décloisonner, de recréer du lien.

 

8. Un apaisement ?
 

L’apaisement ne devrait-il pas être saisi dans le sens d’un horizon, comme un but, un idéal ? L’idéal revêt ici unn sens positif car il nous montre ce à quoi nous devons nous évertuer à parvenir. Il n’est pas seulement négatif dans le sens où il serait cet état inatteignable, un pur rêve au sens utopique, mais bien ce que nous devons réaliser. L’homme est justement cet être qui ne se contente jamais de ce qui est et qui, face à l’injustice, déclare qu’un autre monde est possible. Or, il faut bien, avant toute action, se représenter un monde possible afin de l’atteindre et la construction d’un idéal joue ici ce rôle : il est ce pour quoi nous agissons, ce pour quoi nous nous battons, soit faire de ce monde un monde meilleur. Ce n’est utopique que si nous nous le déclarons ainsi, si nous n’agissons pas.

Mais l’apaisement n’est pas la réconciliation. Une réconciliation totale signifierait que l’on reviendrait à l’état d’avant le conflit, d’avant le choc, d’avant le traumatisme ; cela voudrait dire, pour l’énoncer d’un mot, non pas faire « comme si de rien n’était », mais faire disparaître toute trace de souffrance, de douleur, soit de mal commis et subi. On retournerait à l’état antérieur. Ceux qui prônent la réconciliation veulent à tout prix que l’on triomphe de ce que l'on a perdu. La réconciliation n’entend pas offrir autre chose que ce qui a été perdu, elle offre, si l'on ose dire, la même chose en mieux. Il n’y a pas de compensation, mais l’affirmation d’une union parfaite. De la part de l'Etat, dans les cas les plus extrêmes, cela se traduit pas un certain négationnisme : non, aucun crime n’a été commis, ou alors ce n’était que l’œuvre de fous isolés…. L’Etat nie que des atrocités aient été commises de peur de dissensions, de fractures (mais aussi, de peur d’être tenu pour directement responsable de telles exactions). Vouloir

immédiatement cette réconciliation, c’est passer par-dessus la nécessité de la justice. C’est refuser d’attendre que les criminels doivent être jugés, criminels qui peuvent appartenir au plus haut sommet de l’Etat. C’est pourquoi la réconciliation est parfois le symptôme d’une volonté de se soustraire à la loi.

Or, réparer demande du temps et se reconstruire demande du temps. L’individu doit passer par plusieurs phases, notamment au cours d’un processus de suivi psychologique. En effet, nier la perte peut être le signe d’un comportement pathologique chez certains individus, d’autant plus que le contenu refoulé reviendra sous d'autres formes.

C’est pourquoi nous devons parler d’apaisement et non de réconciliation. Les individus qui ont été déracinés, qui ont été touchés dans leur chair, dans leur intimité doivent essayer de vivre en dépit de, malgré la perte, la souffrance et la douleur.

Alain Bonnet, dans son tableau Kozarac-Contrastes fait se juxtaposer des immeubles neufs en pleine lumière et les ruines. On est bien dans l’ordre de l’entremêlement. Il ne faut pas réduire la situation à deux pôles –celui de la perte et celui de la reconstruction- mais plutôt penser ensemble l’avenir et le passé. C’est ce message que nous a livré Rejha Avdic, cette femme qui est portée par cette volonté et ce devoir de témoigner, pour les futures générations notamment. Ses mots sont une tentative pour sauver le futur de la barbarie.

 

 

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